"Baroque" ?

« Une musique baroque est celle dont l’harmonie est confuse, chargée de modulations et dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile, et le mouvement contraint »

Jean-Jacques Rousseau, dictionnaire de musique, 1768

Franchement péjoratif à l’origine, le terme "baroque" ne nous renseigne pas sur les choix artistiques de la période désignée...

Rousseau au clavecin
Rousseau au clavecin

En musique c’est l’époque où l’on compose essentiellement à partir d’une trame harmonique. La partition n’est pas conçue comme un produit fini, le compositeur incite l’interprète à poursuivre sa création: instrumentation, réalisation de la basse-chiffrée, ornementation…

C’est comme si le compositeur initiait une spirale créative entraînant l’interprète, l’obligeant à entrer dans sa pensée avec des partitions volontairement incomplètes (basse-chiffrée, prélude non mesuré...) avant de l'offrir à l'auditoire comme une oeuvre parfaitement actuelle, puisqu'elle est en partie créée par celui qui la joue.

Savoyard d'origine, j'ai souvent joué devant des retables baroques. Belles occasions de réfléchir à ce que ma musique avait de commun avec ce décor.

- De part et d'autre du tabernacle, on appose des colonnes, purement ornementales puisqu'elles n'ont rien à soutenir.
- Ces colonnes prennent une forme torse : l'ornement est orné.
- Une vigne court le long de la torsade : ornement de l'ornement orné.
- Application d'une dorure sur la vigne : ornement de l'ornement de l'ornement orné.

église de Combloux (Haute-Savoie)


exemple musical


Le baroque c'est donc l'art où les ornements se superposent ? Oui, mais :

- La dorure, c'est pour s'écarter du simple figuralisme et envisager la vigne sous son aspect symbolique, transcendant : pour les      chrétiens la "Vigne véritable" c'est le Christ.

- torsadée, la colonne évoque les vrilles de la vigne et participe à son symbolisme, en soulignant l'idée d'élévation.

- Les colonnes qui ne soutiennent rien sont des bornes, elles délimitent une zone sacrée, le tabernacle, qui dans la foi chrétienne    contient la présence du Christ-Vraie Vigne.

Toute l'ornementation est en parfaite cohérence avec l'idée de départ. Bien plus, elle est là pour en révéler le sens profond.

clavicytherium

Clavicythérium, Metropolitain Museum of Art, New York

En somme, le baroque est un art qui confie la sublimation du discours à l'ornementation.
Chaque élément ornemental peut donner naissance à un autre, si bien que "tout coule de source" et qu'en même temps, tout peut être rapporté à une source unique.

Si cette démarche artistique est envisagée sous l'angle spirituel, alors l'art de la Contre-Réforme rejoint cette perception orientale du geste, où l'acte visible ou audible à l'extérieur ne vaut que comme support d'un acte intérieur de l'âme (par exemple le yantra dans l'hindouisme).
L'activité des doigts n'est plus que l'ombre ou le reflet d'une incantation secrète, l'exercice de l'Art y devient "procession" (retour à la source, à Ce dont on "procède").

rosace yantra

Rosace d'un clavecin italien

La décoration des clavecins anciens entre souvent en cohérence avec cette vision des choses.
Elle fait de notre instrument un "temple" lorsqu'une arabesque court le long des éclisses ou quand elles sont plus simplement ornée d'un cadre doré, car "templum" à l'origine, désigne un cadre, une zone délimitée dans laquelle l'initié perçoit des "messages" du "ciel".
Sur la table d'harmonie, les fleurs et les oiseaux évoquent le Jardin d'Eden, à la fois source et objectif de la vie humaine.

Orphée est souvent représenté sur le couvercle. S'il n'appartient pas à la tradition chrétienne, il est néanmoins le modèle parfait de l'artiste dont la musique a le pouvoir de "charmer les animaux sauvages" c'est à dire de reconnecter l'être humain à ses propres facultés spirituelles, en domptant ses pulsions animales.

clavecin italien, Musikhistorisk Museum, Copenhague